Art et écologie par le Centre Pompidou
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Crédit image : © Nicolas Zurcher
Basé sur des entretiens avec Margaretha Haughwout.
Dans la baie de San Francisco, et dans le contexte nord américain qui souffre d’une aliénation totale à ce qui nous nourrit, un certain nombre d’artistes se sont engagés dans des pratiques artistiques sociales impliquant le monde végétal. Ce nouvel article se consacre au travail d’une de ces artistes activistes, Margaretha Haughwout, et du groupe Guerilla grafters.
Les Guerilla grafters greffent des scions d’arbres fruitiers fertiles sur des arbres stériles de San Francisco. Équipés de petits scions, de couteaux, de ruban de greffage, de sacs en plastique, mais aussi d’échelles, de seaux, des sécateurs, parfois accompagnés par la Presse, des amis et des chiens, ils agissent en plein jour au début du printemps. Ils travaillent sur plusieurs branches simultanément. L’un(e) d’en eux (elles) fait le guet. Ils profitent d’être dans l’arbre pour tailler des branches mortes, brisées, croisées ou déformées ; les arbres urbains sont souvent livrés à la survie une fois plantés et ont une moyenne de vie de 15 ans. Ces gestes demandent une attention méticuleuse, de l’organisation, de la vitesse d’exécution et du courage. Les arbres privilégiés sont des poiriers, cerisiers, et pruniers ornementaux, et les rues commerçantes sont ainsi rendues comestibles au même titre que les quartiers populaires.
Les semaines qui suivent, les Guerilla grafters reviennent voir les greffons et portes greffe, les arrosent pour les aider à produire du cambium ( la Californie est toujours menacée de sécheresse). Les poiriers asiatiques prennent généralement bien et produisent des fruits six mois plus tard.
Chaque année de nouvelles greffes commencent à porter leurs fruits.
Les fruitiers sont interdits dans l’espace public dans la plupart des villes. Les ginkos femelles échappent à ces restrictions, parce que la différenciation sexuelle n’est visible qu’à 15 ans, elles sont parfois coupées, les fruits sont parfois ramassés par des grands-mères chinoises pour leurs graines, une preuve que les fruitiers seraient bienvenus chez les citadins.
“Des bureaucrates décharnés imaginent un membre de la société civilisée glissant sur une cerise, des infestations de rats et le retour de la peste” dit Margaretha Haughwout, une des GG.
À la venue des rats, les Guerilla grafters répondent : “érigeons un mat pour la chouette et le faucon!”. Dans le pays où les procès ont remplacé la communication, bien moins lucrative, la ville se protège (d’une chute de citoyens) en stérilisant le paysage. La greffe des arbres est interdite et considérée comme du vandalisme. Lorsque la ville a pris connaissance de leurs travaux, les élagueurs ont violemment taillé de nombreux arbres fruitiers.
Ainsi, le simple geste de la greffe est révélateur de la machine folle qui nous tient aliénés à ce qui nous nourrit.
“Nous comprenons la ville comme une dévoreuse continuelle de tout ce qui l’entoure, tous les jours des tonnes de vivres et des milliers de camions s’engouffrent dans la ville, drainant ses alentours”.
En Californie, ce sont des ingénieurs et des mexicains aux conditions de vie précaires qui travaillent les paysages toxiques de monocultures, constitués d’annuelles, de céréales et de légumes.
Pour les Guerilla grafters, il est hors de question de parler de “nature” et de “ressource”. Post dichotomie occidentale opposant nature et culture, ils se pensent comme faisant un avec le non humain. Margaretha mentionne un livre clef pour les comprendre, Tending the Wild, Native American Knowledge and the Management of California’s Natural Resources de Kat Anderson.
Anderson, professeur à Université de Californie à Davis, y explique que contrairement au mythe préconisé par les européens via, notamment, la peinture de paysage, la Californie n’était pas une terre vierge ouverte à toute entreprise. Au contraire, elle est minutieusement travaillée, greffée, plantée, brûlée par les Miwoks et les Yokuts depuis des siècles.
Ce lien intime avec les plantes, les Guerrilla grafters le connaissent et le mettent en œuvre. Le geste de la greffe est pensé comme une sculpture de l’espace social et son objectif est d’enrichir le bien commun. Tous issus de la permaculture, ils s’opposent diamétralement à la monoculture et cultivent le jardin vivrier comme une “forêt nourricière” (food forest), soit un agencement d’espèces de toutes tailles qui s’ombrent, se protègent et interagissent différemment entre elles et avec le sol. Leurs actions génèrent la vie et l’émerveillement au moment des premières feuilles et floraisons, puis à celui des récoltes et du partage des fruits défendus.
Margaretha, formée en phytothérapie occidentale à la California School of Herbal Studies et en permaculture (professeur au California College of Arts), est aussi une des fondatrices d’Hayes Valley Farm, un jardin de permaculture exceptionnel construit début 2010 sur une ancienne rampe d’autoroute effondrée pendant un tremblement de terre, au cœur de San Francisco.
Juste avant son occupation, Hayes valley a condensé une énergie inégalée : des milliers de personnes sont venues cultiver cet hectare de bitume, où l’on pouvait apprendre la permaculture, l’apiculture, à semer, faire des boutures, greffer, échanger des graines, apprendre le biset, faire du yoga gratuitement, cuire au four à bois. Les écoles locales amenaient les enfants régulièrement, les teckies sont venus massivement se ressourcer en tournant du compost, les chefs (cuisiniers) militants y ont orchestré des repas. Les voisins troquaient des graines dans la librairie de graines, la serre construite par Rebar produisait des semis pour plusieurs jardins locaux, tous pouvaient repartir avec des légumes. Dans le boom immobilier que vit la région d’accueil de Twiter, Google, Facebook et bien d’autres, le terrain a été récupéré comme prévu en 2013 et vendu pour construire des immeubles de lofts luxueux.
Pour conclure je traduis donc une partie du manifeste des Guerilla grafters écrit par Margaretha Haughwout :
“La destruction de la civilisation sonne troublante, mais nous comprenons la civilisation comme étant à sa moelle, l’acte de désigner un espace où la nourriture et l’habitat sont séparés du sauvage “inconnaissable”. Ainsi déconstruire est un engagement plutôt qu’un désengagement ou un évitement de la différence. Ce sont des gestes experts de performance et de sculptures que de couper des branches de manière à fabriquer d’autres branches, d’attacher des branches qui produisent des fruits et du pollen viable, d’engager des relations qui brisent les divisions économiques et redistribuent l’abondance. Ce que nous souhaitons montrer c’est que la pauvreté est une condition de la civilisation, et nos gestes (performance) et nos greffes (sculptures) avec le risque d’être arrêté avec des instruments qui blessent et guérissent, qui explorent une sortie, un pas minuscule parmi tant d’autres, de cette condition. Les forces du capital ont besoin de personnes qui n’arrivent pas à subvenir à leurs propres besoins, et surtout ne génèrent pas de ressources avec leur contexte mais au contraire en demandent. Nous pourrions nous servir du soleil sur nos toits, de nos arbres en les taillant à la base (osier, frêne) régulièrement, nous pourrions enlever les fleurs mortes de l’hypericum, utile en médecine, pour que la plante en produise plus. Nous pensons que tous devrions mettre ce genre de travail au centre de nos pratiques pour que la terre, et nos villes en particulier, deviennent les laboratoires de notre survie”.
Par Suzanne Husky
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